Women in Tech, faut-il délocaliser son ambition pour se réaliser ?
Vous vous attendiez à lire des portraits de femmes de conquête exceptionnelles ? Mira Murati et Fidji Simo sont des leaders AI mondiaux dont le parcours m'interroge.
Sandrine JOSEPH
7/21/20256 min temps de lecture


Dans mes précédents articles, je vous parlais de « femmes de conquête ». Parlons de deux femmes leaders mondiales dans l’IA aux parcours exceptionnels : Mira Murati et Fidji Simo. Regardons avec lucidité ce que leur fulgurante ascension, nous apprend sur nos ambitions européennes dans la Tech.
L'annonce a eu l'effet d'un séisme : 2 milliards de dollars levés par Mira Murati pour sa nouvelle start-up, Thinking Machines Lab.
Un chiffre qui donne le vertige, un record qui place l'entrepreneure d'origine Albanaise au sommet de la tech mondiale. Un peu plus tôt dans l’année, les rapports de 2025 tombent : Paris est officiellement le 4ème hub technologique mondial, le nouveau N°1 en Europe, dépassant Londres pour la première fois.
Le champagne coule à flots dans la French Tech. Mais ce triomphe a un goût étrange, le goût d'un profond paradoxe. Si nous sommes devenus le meilleur écosystème d'Europe, comment expliquer que l'épopée la plus spectaculaire de l'IA, menée par un talent issu de nos contrées, se déroule à 9 000 kilomètres de chez nous, en Californie ?
Il est temps de garder la tête froide et de regarder au-delà des effets d’annonces des communiqués de presse. Car derrière les chiffres flatteurs se cache une vérité plus complexe sur notre puissance réelle et sur l'avenir que nous sommes en train de construire. Pour rappel, en France, le recul du marché se poursuit avec €2,8 Mds de levés pour toutes les startups, soit une baisse en valeur de 35 %, et de 24 % en volume comparé à 2024, selon BPI France.
L'épopée de nos "reines" expatriées : la vérité qui dérange sur le plafond de verre Européen
Avant de nous auto-congratuler, regardons le phénomène qu'incarnent Mira Murati CEO de thinking Labs et Fidji Simo, dirigeante française à OpenAI. Leurs parcours sont le miroir le plus brutal de notre génie et de nos limites.
Mira Murati et Fidji Simo : le reflet de notre ambition délocalisée
L'une est partie d'Albanie, l'autre de France. Toutes deux possèdent une double culture qui s'avère être une arme stratégique redoutable : une capacité d'exécution et une ambition à l'échelle américaine, fusionnées avec une sensibilité éthique et une compréhension des enjeux sociétaux profondément européennes. Elles sont le profil parfait pour piloter la révolution de l'IA dans un monde où la confiance et la réglementation (merci l'AI Act) sont devenues des arguments de marché.
Leur succès n'est donc pas une anomalie. Il est la preuve que le talent européen est au plus haut niveau mondial. Mais il est aussi la preuve que ce talent, pour atteindre sa pleine puissance, doit encore trouver un terreau et, surtout, un capital qui n'existent qu'en Amérique. Nous formons des visionnaires, mais nous ne construisons pas les empires qui vont avec. Nous sommes devenus un magnifique centre de formation pour les leaders des autres.
Le paradoxe du financement : quand l'excellence féminine défie nos biais
La levée de Mira Murati interroge également nos préjugés les plus ancrés. Selon les données de PitchBook, les startups fondées par des femmes ne captent que 2,1% des investissements en capital-risque aux États-Unis. Dans l'IA, ce chiffre chute à 1,3%. Alors comment expliquer cette exception à 2 milliards ?
La réponse est brutale : il faut être une "super-femme" pour accéder aux mêmes financements que ses homologues masculins. Mira Murati a su peser dans les instances de gouvernance OpenAI, notamment pendant la période de l’éviction momentanée de Sam Altman où elle a assuré la Direction Générale par intérim ; ce qui lui a valu une exposition mondiale exceptionnelle. Mais combien de femmes talentueuses restent invisibles faute d'accès à ces cercles d’influence ? Cette levée record pourrait-elle créer un précédent ? Ou restera-t-elle une exception qui confirme la règle ? Elle ouvre des perspectives inimaginables à date. C’est l’essentiel.
Paris est une fête (mais pour qui ?)
Ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain. Le classement de Paris comme 4ème hub mondial est une réussite spectaculaire, fruit d'années d'investissements et de volonté politique, de création et mobilisation des écosystèmes nationaux et régionaux.
Oui, les chiffres sont excellents...
Selon DealRoom - un « Global Tech Ecosystem Index 2025 », la valeur combinée des startups parisiennes a été multipliée par 5,3 entre 2017 et 2024. C'est une dynamique plus forte que celle de Londres et Berlin. La concentration de capitaux, de talents et de startups est une réalité qui fait de la French Tech la locomotive incontestée du continent.
...Mais ils ne racontent pas toute l'histoire
Quelle est la valeur d'un écosystème qui ne produit pas de leaders mondiaux indépendants à la mesure de son classement ? Pendant que nous célébrons des valorisations cumulées, les États-Unis produisent des plateformes qui définissent les règles du jeu mondial.
La réalité des chiffres, c'est aussi le silence assourdissant en Europe lorsqu'on cherche des levées de fonds de plus de 500 millions d'euros menées par des femmes dans l'IA depuis janvier. Le capital existe, mais il reste frileux face à la démesure. Il finance la croissance, pas l'hyper-croissance. Il finance des projets, pas des conquêtes.
La carte du monde a changé, le duel USA-Europe est un débat d'hier
Notre obsession pour le duel Paris-Londres ou Europe-USA nous fait rater une transformation géopolitique bien plus profonde, pourtant visible sur les stands de VivaTech en mai dernier.
La montée en puissance de la Chine et des fonds souverains du Moyen-Orient est fulgurante. Ils ne sont plus de simples clients ou des concurrents lointains. Ils sont au cœur de Paris, pour investir, s'allier, et acquérir des technologies et des talents. Viva Tech a été une opportunité d’observer leur présence et volonté d’aller à rencontre des talents européens pour les recruter avec des arguments financiers redoutables.
Concurrents ou alliés ? Le dilemme stratégique de l'Europe
Face à ce nouvel ordre mondial multipolaire, que faisons-nous ? Continuons-nous notre course en solitaire en nous comparant à la Californie, ou jouons-nous intelligemment le rôle de "puissance pivot" ? Notre avenir réside peut-être moins dans une compétition frontale avec les USA que dans notre capacité à bâtir des alliances pragmatiques avec ces nouvelles puissances, pour créer un contrepoids et défendre notre vision d'une technologie plus régulée.
L'émergence d'un nouveau leadership tech
Cette transformation géopolitique s'accompagne d'une évolution du leadership technologique. Là où la première génération tech privilégiait la disruption brutale, la nouvelle génération mise sur l'inclusion et l'impact social.
L'IA responsable devient un avantage concurrentiel. Des entreprises dirigées par des femmes comprennent intuitivement et avec un niveau d’exigence élevé, les enjeux d'éthique et de responsabilité qui préoccupent ces marchés.
Alors que les politiques de diversités sont remises en cause un peu partout dans le monde, l'Europe pourrait continuer à capitaliser sur sa réputation d'inclusivité pour attirer les talents mondiaux. Mais cela nécessite de dépasser nos biais inconscients et nos frilosités financières.
Conclusion : le plafond de verre de l'Europe n'est pas le talent, il est notre mentalité.
Alors, comment garder nos prochaines Mira Murati et Fidji Simo ? Le problème n'est pas simplement un manque d'argent. Il est plus profond. Il réside dans un décalage entre le cadre que nous construisons et la culture que nous entretenons.
Nous avons besoin d'un électrochoc à deux niveaux, qui doivent fonctionner en parfaite synchronisation :
Un choc politique : arrêter l'incantation et bâtir ENFIN ce véritable Marché Unique de la Tech, pour offrir à nos startups un terrain de jeu domestique de 450 millions de consommateurs, et non un puzzle de 27 pièces.
Un choc culturel : nos investisseurs, nos politiques et nos médias doivent changer de logiciel. Célébrer l'ambition démesurée autant que la rentabilité - avec un regard exigeant sur l’impact. Accepter le risque de l'échec spectaculaire comme une étape nécessaire vers le succès phénoménal qui change le monde.
La vérité qui manque dans tous les rapports, c'est celle-ci : un écosystème n'est pas une addition de chiffres, c'est une culture de l'ambition. Tant que nous n'aurons pas fait cette révolution, nous resterons un formidable N°1 européen, un hub mondialement reconnu. Un hub qui fabrique les N°1 mondiaux pour les autres.
La question n'est donc plus de savoir si l'Europe peut créer des champions, mais si, au fond, elle en a vraiment envie de les garder. L'avenir technologique se joue maintenant, et il se joue autant dans nos mentalités que dans nos portefeuilles.
Post publié sur Linekdin le 21 juillet 2025 : je lis et contribue aux commentaires


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